Un vieil adepte de l’école guénonienne, Jacques-Albert Cuttat a défini la doctrine guénonienne : « Un néo-traditionalisme... comme si Guénon avait repris et mis à l’échelle d’une connaissance plus vaste... de l’Orient les trois thèses fondamentales du traditionalisme du début du XIXème siècle (notamment de Joseph de Maistre et de Lamennais), à savoir : l’Anti-rationalisme, l’Unanimité traditionnelle comme critère de la vérité et surtout la Primauté spirituelle de l’Orient » (1).
Il est notoire que Guénon relativise et réduit la Mystique chrétienne (qui d’ailleurs n’est pas seulement occidentale) au niveau de sentimentalisme ou ‘dévotionalisme’ (qui n’a rien à voir avec la vraie Mystique, alors qu’elle a des points de contact avec le faux mysticisme). Et ceci démontre la connaissance insuffisante de la Théologie ascétique et mystique catholique de la part de Guénon lui-même ou son esprit antichrétien. En effet dans l’œuvre guénonienne les dogmes principaux de la Religion catholique sont mal compris et vidés de leur vraie signification. Guénon, imbu d’ésotérisme cabaliste et maçonnique, a essayé d’infiltrer dans les milieux catholiques traditionnels la fausse idée d’une Tradition primordiale universelle et fondamentale qui englobe toutes les différentes religions, en maintenant secrète son affiliation au soufisme moniste et à la maçonnerie écossaise.
Avec « le Concile Vatican II, il s’avère que l’intelligentsia catholique... est orientée dans le sens d’une perspective qui tient compte de l’intention d’unité des nouvelles générations. (...) de privilégier les points de rencontre... avec les religions non-chrétiennes... Le ton n’est plus à réfuter et à exclure mais plutôt à assumer la diversité du potentiel humain et du patrimoine religieux universel » (2). Et c’est ainsi que le Traditionalisme maçonnico-ésotérique a embrassé le Modernisme ésotérico-maçonnique (3).
La plus grande spécialiste de Guénon, Marie-France James affirme que son tempérament était caractérisé par la « nervosité et la sensibilité auxquelles viennent s’ajouter l’instabilité, l’impulsivité et l’irritabilité... [nervosité] tempérée par le puissant apport intellectuel (...) prédisposant aux études philosophiques et religieuses. A tout cela il faut ajouter une susceptibilité exacerbée et une forte sensualité » (4).
René Guénon naît à Blois, le 15 novembre 1886. De santé fragile il effectue ses premières études dans une école catholique où, malgré ses nombreuses absences, il devient vite un élève brillant. À l’automne de 1901 se produit un incident banal en soi, mais très significatif au regard de sa personnalité : René est le premier de la classe mais le professeur Simon Davancourt le classe second dans un devoir de français. René en fait un drame et doit s’aliter avec une forte fièvre ; son père le retire de l’école et l’inscrit au collège Augustin-Thierry (5).
M.-F. James commente: « Nous voyons donc déjà en Seconde le besoin, obsessif chez Guénon, d’être le premier... Au retour des grandes vacances... notre jeune perfectionniste est aux prises avec la même obsession, devrions-nous dire la même culpabilité, le même anéantissement... de n’être que quatrième... Irrité, le jeune René réagit avec une grande susceptibilité... une scène s’ensuit, scène qui connaîtra, aux yeux de certains, son dénouement définitif quelque trente ans plus tard avec le départ irréversible de Guénon vers les terres de l’Islam » (6).
Il apparaît évident que le désir, le besoin même d’arriver au zénith, est une tendance profonde de la personnalité de Guénon. « C’est quelqu’un qui non seulement veut mais doit gagner sur tous les terrains...» (7). Être dans la moyenne pour lui signifierait échouer ; être condamné à l’imperfection le déprimerait.
René Guénon, désormais jeune bachelier, connut le chanoine Ferdinand Gombault, docteur en philosophie scolastique ; durant plus de trente ans, jusqu’au départ de Guénon pour Le Caire, les deux intellectuels maintinrent des contacts réguliers bien qu’en agissant dans deux camps différents, opposés même : le chanoine, thomiste strict, se voua à l’apologie du catholicisme ; Guénon, influencé par les courants maçonnico-occultistes, se tourna vers la Gnose. D’après M.-F. James le chanoine, comme tous les amis catholiques de Guénon, ignora au moins jusqu’à la fin des années 30 son choix.
Docteur Encausse (Papus)
Vers les vingt ans Guénon est introduit à l’École Hermétique dirigée par Papus (pseudonyme du docteur Encausse) et suit les cours qui y sont dispensés. Il est reçu dans l’ordre Martiniste et dans diverses organisations maçonnico-occultistes annexes. En 1908 il collabore à la préparation du Congrès spiritualiste et maçonnique, cependant il tend à s’éloigner de la ligne générale (qualifiée par lui de matérialiste) des milieux occultistes de son temps ; il prend donc position contre certaines idées de Papus.
L’hypothèse la plus probable, sans preuves déterminantes, est que Guénon, au plus tard en 1909 (époque de son élévation à l’épiscopat gnostique sous le nom de Palingenius) ait bénéficié de contacts hindous du courant vêdantiste décisifs ; toujours cette année-là il s’affilie à la Loge maçonnique Thebah (Grande Loge de France). En 1912 il est initié au Soufisme et se marie... dans le rite catholique ! La même année toujours il confirme son affiliation maçonnique à la Loge Thebah, filiale de la Grande Loge de France de Rite écossais ancien et accepté. De 1913 à 1914 il collabore à La France chrétienne anti-maçonnique, sous le pseudonyme de Le Sphinx, précisément dans les pages de cette revue il entretiendra (comme un vrai “sphinx”) une polémique avec Charles Nicoullaud et Gustave Bord, collaborateurs de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, concernant la question des Supérieurs Inconnus.
En 1915, Guénon fait la connaissance d’une jeune étudiante thomiste : Noële Maurice-Denis, qui en 1916 le présente à Jacques Maritain.
En 1921 Guénon signe un article dans la Revue de philosophie d’inspiration néo-thomiste.
Les milieux catholiques après une brève hésitation, due au caractère de “cinquième colonne” de l’œuvre guénonienne de ces années-là, en réfutent les théories et Guénon, voyant échouer son projet d’infiltration, émigre au Caire. Mais il poursuit sa charge de former une élite traditionnelle occidentale par la tentative de faire converger la métaphysique orientale dite “universelle” (ou Gnose ésotérique) et le Catholicisme, selon lui identiques dans leur substance. Pour Guénon la Gnose doit s’appuyer sur la Tradition fondamentale, qui en substance est partout la même, malgré les formes différentes qu’elle revêt quand elle s’abaisse à devenir une religion, pour s’adapter à chaque race et à chaque époque. Le but ésotérique de Guénon est donc de réinterpréter, d’abaisser, de minimiser et de ramener le Christianisme à un fond commun “traditionnel” d’inspiration gnostique. Il aurait eu à ses origines un caractère essentiellement ésotérique et initiatique, mais à partir de l’époque constantinienne et du Concile de Nicée il l’aurait perdu en devenant une religion au sens propre du terme, avec ses dogmes, sa morale universelle et ses rites publics. Guénon nie donc la divinité et l’indéfectibilité de l’Église, sa transcendance par rapport aux autres cultures, la valeur universelle de l’Évangile, la compréhension inaltérée de la doctrine évangélique telle qu’elle a été révélée par le Christ. Mais comme a écrit N. Maurice-Denis : « Certainement son ignorance, son incompréhension du Christianisme étaient totales » (10). Mais s’agissait-il vraiment d’ignorance ? Nous le verrons plus loin.
Monseigneur Jouin, dernier de cinq enfants, naît le 21 décembre 1844 à Angers. Orphelin de père en bas âge et de santé fragile, en 1862 il rejoint son frère Amédée au noviciat des Dominicains de Saint-Maximin, transféré par la suite à Flavigny. En août 1866 des troubles de santé l’obligent à renoncer à l’austérité de la vie dominicaine; il rejoint pour cette raison le séminaire d’Angers, où il sera ordonné prêtre en février 1868. « Ses premières années de vie sacerdotale sont traversées par la tristesse, le découragement, le doute et les scrupules » (11). En juillet 1882 il est nommé curé à Joinville-le-Pont (Seine) où il subit l’assaut des milieux anticléricaux, et commence ainsi à connaître les premières luttes antimaçonniques. En 1910 il acquiert une importante bibliothèque maçonnico-occultiste d’environ 30 000 volumes et en janvier 1912 fonde la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, composée d’une partie judéo-maçonnique (partie grise) et d’une partie occultiste (partie rose).
« L’abbé Jouin croyait à une volonté juive de domination universelle résumée comme suit : “Israël est le roi, le Maçon est son chambellan et le bolcheviste son bourreau”. Sa thèse était... que la juiverie et le protestantisme sont derrière la franc-maçonnerie ; que tous trois poursuivent un même but : la destruction de l’Église catholique » (12).
Mgr Jouin n’est pas le premier à soutenir la thèse de l’inspiration juive de la Maçonnerie. Il avait été précédé au XIXème siècle par l’abbé Barruel, Mgr Deschamps, Crétineau-Joly, Gougenot des Mousseaux, Mgr Delassus, Mgr Meurin. Partisan d’un Catholicisme intégral, il était convaincu que « les groupes nationalistes et fascistes sont impuissants par eux-mêmes à guérir le mal. La guerre est religieuse. Notre conversion est l’unique remède » (14). Lui-même avait écrit : « Lorsque les catholiques ne reculeront plus, lorsqu’ils puiseront leur courage dans la pratique de la vertu,... lorsqu’ils reprendront la voie du sacrifice pour suivre leur Messie de misère, jusqu’au Golgotha, lorsqu’il ne mendieront plus leur salut à droite ou à gauche, mais formeront à la demande de sa Sainteté Pie X le parti de Dieu, la question juive sera solutionnée. (...) Mais que les catholiques se rendent bien compte qu’en donnant la main aux Juifs, en vivant au fond comme eux... ils préparent... le règne despotique d’un Qahal universel !» (15).
La R.I.S.S., dans la partie grise (judéo-maçonnique) traitait des aspects extérieurs de la secte infernale et dans la partie rose (partie occultiste) des aspects intérieurs. Elle était connue dans le monde entier et alimentée par les informations de Mgr Umberto Benigni fondateur du Sodalitium Pianum. Si dans l’ordre chronologique Mgr Jouin mettait au premier plan la critique de l’œuvre politique et extérieure des sectes secrètes, dans l’ordre d’importance il préférait étudier leur comportement intérieur, ésotérique, secret. Il était convaincu, à raison, que seul un motif religieux et souvent préternaturel pouvait expliquer la frénésie de démolition de toutes les choses bonnes, qui caractérise le processus révolutionnaire, mis en avant par les sociétés secrètes. Et que à l’origine de ces dernières il y eut le Judaïsme post-templier [c’est-à-dire d’après la destruction du Temple de Jérusalem], dont le père, comme l’a révélé Jésus, est le diable (16).
Ce fut précisément contre la R.I.S.S. de Mgr Jouin que Guénon soutint une longue controverse, en polémiquant en particulier sur l’occultisme, en tentant d’en discréditer les collaborateurs et en se posant comme unique personne compétente en la matière.
Comme beaucoup d’autres Guénon a utilisé la campagne anti-taxilienne, en se présentant comme l’homme de la Tradition qui veut rendre à la Maçonnerie son vrai visage, défiguré par Taxil. Il prétend combattre les maçons contemporains pour leur “modernisme”, infidèles à la vraie vocation initiatique, afin que la Maçonnerie puisse redevenir ce qu’elle n’a jamais cessé d’être virtuellement. Ce travail sournois fut entrepris dans La France antimaçonnique, avec la complicité (ou la stupidité) de ses amis catholiques.
Guénon astucieusement voulait changer de l’intérieur la pensée antimaçonnique, et inspirer un courant catholique favorable à la Maçonnerie traditionnelle, revue et corrigée à la lumière de la métaphysique orientale. « D’une part, il affirme, qu’il faut ramener les maçons à la compréhension de leurs principes et à la conscience de leurs fonctions et de l’autre faire admettre aux catholiques qu’ils ont tort de combattre la Maçonnerie en elle-même et qu’ils doivent, tout en luttant contre les maçons dégénérés, souhaiter la restauration d’une Maçonnerie authentique » (19). Et « après avoir rappelé l’opinion déjà exprimée par Joseph de Maistre il affirmait que : “Tout annonce que la Maçonnerie vulgaire est une branche séparée et peut-être corrompue d’un tronc ancien et respectable”, et que la Maçonnerie moderne n’est que le produit d’une déviation » (20). Le coup lui réussit avec Clarin de la Rive, mais Mgr Jouin lui barra la route.
En résumé alors que Nicoullaud voit une influence préternaturelle et diabolique sur la Maçonnerie, Guénon y voit au contraire l’action d’un Principe transcendant qui concourt à la pleine réalisation spirituelle. Pour Nicoullaud, Satan résume le Pouvoir occulte sectaire, alors que Guénon, au moyen de la théorie des “états multiples de l’être” (une sorte d’intermédiaires astraux de dérivation cabaliste) complique tout, en relativisant la notion d’individu et surtout les catégories du bien et du mal, et en fournissant un masque au diable (21).
Face à cette énorme masse d’arguments le pauvre lecteur de La France antimaçonnique ne savait plus où donner de la tête... Le Sphinx avait obtenu son résultat, avait embrouillé les choses, semé la zizanie entre les antimaçons (se servant même des Cahiers romains et essayant de les opposer à la R.I.S.S.) ; en résumé il avait fait œuvre de dépistage.
En décembre 1916, Noële Maurice-Denis tente de faire publier dans la Revue de philosophie la thèse de Guénon. Le Père Peillaube, directeur de la revue, se montrait favorable, mais Maritain s’opposa : il connaissait Guénon depuis six mois et avait déjà compris quelle était son orientation philosophique. Tout cela ne décourageait pas le moins du monde la jeune et naïve Maurice-Denis.
En juin 1920 Guénon termine la rédaction de l’Introduction Générale à l’Étude des Doctrines Hindoues et se met à la recherche d’un éditeur; à cet effet, il se met en contact avec le juif Levy-Brühl et par la suite il apporte le manuscrit à Marcel Rivière qui accepte de le publier. En février 1921 Noële Maurice-Denis publie un article sur la nature de la Mystique, alors que dans une lettre du 27 mars Guénon réaffirme sa position selon laquelle la “métaphysique” est quelque chose de plus surnaturel que la mystique. N. Maurice-Denis attribue la position guénonienne à une ignorance substantielle de la doctrine catholique, malgré l’éducation religieuse que Guénon avait reçue, minimisant encore une fois la portée de son erreur. Comme Henry de Lubac le soutint aussi plus tard (22), la position de Guénon n’était pas attribuable à la simple ignorance du Christianisme, mais plutôt à l’hostilité envers l’Évangile et l’esprit chrétien ; Noële Maurice-Denis répondit à la lettre du 27 mars dans deux articles parus dans la Revue universelle (le 15 juillet 1921) sous le titre "Les Doctrines Hindoues" ; Maritain y prit part puisqu’il désirait que l’auteur soutienne que la “métaphysique” guénonienne est radicalement inconciliable avec la Foi catholique. Il écrivit donc lui-même la dernière phrase de la conclusion du premier article de N. Denis : « R. Guénon voudrait que l’Occident dégénéré allât demander à l’Orient des leçons de métaphysique et d’intellectualité. C’est seulement au contraire dans sa propre tradition et dans la religion du Christ, que l’Occident trouvera la force de se réformer... » (23). « Si Guénon, malgré toutes ses critiques conserve à la Grèce une certaine réputation, au contraire Rome ne lui inspire que du mépris » (24). La réaction de Guénon, étant donné son caractère, fut très irritée.
Mais essayons de voir le contenu de l’article de Guénon. La “métaphysique” hindoue est pour lui un Gnosticisme parfait et absolu puisqu’elle aboutit au Panthéisme (même si Guénon ne cite jamais le mot Gnose, il emploie cependant le terme sanscrit jnâna qui en est l’équivalent et préfère se servir du terme “métaphysique” qui “guénoniennement” signifie “connaissance” ou... Gnose). Pour Guénon la morale est exclue de la philosophie, alors que pour la métaphysique aristotélicienne la morale naturelle ou philosophique existe et c’est d’elle que dérive l’éthique. En outre la contemplation peut se faire par des techniques humaines sans le secours de la Grâce (chose qui pour un chrétien est inadmissible) ; enfin la Religion est une tendance “sentimentale” ou de “dévotionalisme” à laquelle se rattache la morale, tandis que pour la théologie catholique la Religion n’est pas une pure émotion de la sensibilité mais une disposition de la volonté et de l’intelligence, par laquelle l’homme, connaissant qu’il existe un Principe premier, s’incline à vouloir lui rendre le culte qui lui est dû à cause de son excellence. À l’automne 1922 Guénon avait perdu tout espoir d’initier sa jeune amie, parce qu’il la jugeait incapable de recevoir la philosophie éternelle en dehors de la forme spécifiquement chrétienne.
Au même moment où Regnabit publie son dernier article, Guénon écrit Le Christ, prêtre et roi, dans la revue Christ-Roi (mai-juin 1927) et Le Roi du Monde, où « il développe le sujet en s’inspirant de la théorie des “états multiples de l’être”, elle-même apparentée à la théorie cabalistique des “intermédiaires célestes” » (25). Guénon y présente sa version du mystérieux centre initiatique “Agartha”, centre du monde à la fois réel et symbolique, souterrain et invisible où trônait le “Roi du Monde”. La théologie catholique voit dans le “Roi du Monde” guénonien le “Prince de ce Monde” dont nous parle l’Évangile et qui n’est autre que le diable
En 1927 Guénon publie La Crise du Monde Moderne, dans lequel il reprend le procès de la civilisation occidentale et réitère l’appel pour la constitution d’une “élite traditionnelle” sensibilisée à la véritable intellectualité toujours conservée en Orient qui, seul, pourra restituer à l’Occident sa tradition spécifique, une sorte de “Christianisme” revu et corrigé. L’erreur et la dégénérescence ont commencé en Occident, c’est pourquoi il est précisément obligé de se régénérer à la source des doctrines “métaphysiques” orientales.
Le livre de Guénon "Autorité spirituelle et pouvoir temporel" doit donc être vu à la lumière de ce qui a été dit sur le Roi du Monde et ses Supérieurs Inconnus.
Le 5 mars 1930, Guénon part pour Le Caire avec Madame Dina, mais après seulement trois mois sa mécène revient en France et peu après épouse l’occultiste Ernest Britt, membre d’un groupe qui lui est hostile. En Égypte, Guénon, qui déjà depuis 1912 se fait appeler par les initiés Sheik Abdel Wâhed Yahia, mène une vie modeste et discrète et passe même exotériquement à l’Islam : sa conversion se rattache à une intention secrète dont il n’a jamais laissé de trace écrite ; d’autre part donnant une grande importance aux rites de la “tradition” exotérique, il respectera toujours scrupuleusement son exotérisme islamique. Son apostasie s’explique plutôt par une raison de convenance spirituelle que comme une véritable conversion, puisque pour lui toutes les formes traditionnelles sont équivalentes. L’Islam lui apparaît comme une charnière entre Orient et Occident ; il a le mérite de paraître (superficiellement) conciliable avec le Christianisme, puisqu’il respecte Jésus-Christ comme un prophète (mais en nie la divinité). C’est la raison pour laquelle pour le guénonien on peut devenir musulman et prétendre rester chrétien. Pour Guénon, l’Islam au XXème siècle aurait dû jouer le rôle que la Maçonnerie avait joué au XVIIIème : être le refuge des chrétiens qui voulaient se soustraire à la discipline hiérarchique de l’Église, tout en maintenant quelque lien avec un vague (et faux) mysticisme et avec une “tradition” impure et “primordiale”.
Pendant ce temps Guénon apprend la langue arabe et dès 1931 publie une série d’articles en arabe et fréquente les réunions du Sheikh Salâma Radi. En juillet 1934 il épouse la jeune Fatma Hanem Ibrahim, qui lui donnera quatre enfants, dont le dernier naîtra en 1951 après sa mort. En 1939 « un richissime juif anglais passé à l’Islam, son admirateur, lui offrit une villa bourgeoisement meublée » (29). Le 7 janvier 1951 en dépit des soins prodigués par son ami juif, le docteur Katz, il meurt en prononçant deux fois le nom de Allah.
Guénon exerce une influence indéniable et, hélas parfois très profonde, même dans les milieux liés à la Tradition catholique (31). Au cours de l’article on a vu que la question s’est posée déjà durant sa vie puisqu’il collabora à des revues catholiques et monarchistes de tendance antimaçonnique et traditionnelle. Il y eut cependant très vite la réaction de catholiques intégraux (la R.I.S.S.) qui obligèrent Guénon à battre en retraite en Égypte (non sans avoir fait auparavant différents dégâts). Aujourd’hui beaucoup de guénoniens, comme l’admet également la revue Le sel de la terre des Dominicains d’Avrillé, se sont infiltrés dans les milieux de la Fraternité Saint Pie X de Mgr Lefebvre (32), et dans un prochain article je compte aborder ce sujet que j’ai pu constater en personne.
Cependant il y a une radicale inconciliabilité entre guénonisme (et toute forme d’ésotérisme en général) et Catholicisme ; ce n’est pas pour rien que Guénon se présente comme un auteur “spirituel”, apporteur d’une sagesse orientale supérieure même à celle de l’Église catholique ! Il méprise l’idée de salut ou de damnation éternelle, propre au Catholicisme et se fait le champion d’une Gnose ou “métaphysique” qui conduit à l’identification suprême avec l’Absolu indifférencié (que le lecteur remarque comment les initiés doivent cacher par des grands mots, comme derrière un rideau de fumée, la nullité de leur spiritualité !).
Pour voir de plus près en quoi consiste la spiritualité guénonienne je me fonde sur l’intéressant article d’Antoine de Motreff, un ex-guénonien converti au Catholicisme (33), d’après qui la voie spirituelle proposée par Guénon, comprend trois conditions qui forment comme trois étapes. Pour Guénon : « l’initiation implique trois conditions en mode successif...:
« Un des buts avoués de René Guénon est de permettre aux francs-maçons (qui transmettent encore l’initiation virtuelle) de parvenir à l’initiation effective » (36).
« L’initiation proprement dite consiste essentiellement en la transmission d’une influence spirituelle, transmission qui ne peut s’effectuer que par le moyen d’une organisation traditionnelle régulière, de telle sorte qu’on ne saurait parler d’initiation en dehors du rattachement à une telle organisation » (37). Mais quelles sont les organisations initiatiques encore valables en Europe aujourd’hui ? Selon Guénon il en reste deux : la franc-maçonnerie et le compagnonnage : « De toutes les organisations à prétentions initiatiques qui sont répandues actuellement dans le monde occidental, il n’en est que deux qui,... peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle; ces deux organisations... n’en furent primitivement qu’une seule, ce sont le Compagnonnage et la Maçonnerie » (38). Par l’intermédiaire de la chaîne initiatique, l’initié reçoit une influence spirituelle dont l’origine est “non humaine”. « L’individu qui confère l’initiation... est uniquement un anneau de la “chaîne” dont le point de départ est en dehors et au-delà de l’humanité » (39). L’influence spirituelle n’a rien de magique, dans la mesure où pour Guénon l’initiation se réalise à un niveau spirituel supérieur à celui de la magie, qui au contraire se réalise au niveau animal ou psychique. C’est pourquoi Guénon méprise ceux qui recherchent des pouvoirs magiques, défaut des Occidentaux trop attachés aux phénomènes. La magie nous laisse à l’état individuel, tandis que l’initiation nous fait passer de l’individualité à l’Universel. Mais l’initié doit prendre peu à peu conscience de cette influence spirituelle, et en cela la voie initiatique est différente de la voie religieuse : « Dans le domaine exotérique, il n’y a aucun inconvénient à ce que l’influence reçue ne soit jamais perçue consciemment..., puisqu’il ne s’agit pas là d’obtenir un développement spirituel effectif ; par contre, il devrait en être tout autrement quand il s’agit de l’initiation, et, par suite du travail intérieur accompli par l’initié, les effets de cette influence devraient être ressentis ultérieurement, ce qui constitue le passage à l’initiation effective » (40).
La Religion, pour Guénon, vise à nous assurer le Salut éternel et donc nous maintient dans l’état individuel humain ; tandis que l’initiation est absolument supérieure, puisqu’elle tend à nous faire atteindre l’Identité Suprême avec l’Absolu inconditionné ou la Réalisation, ce qui suppose le dépassement de l’état individuel et la prise de possession des états supérieurs à l’état humain. Et il ne s’agit pas seulement d’entrer en communication avec ces états supérieurs, mais carrément d’en prendre possession (41). Ainsi, même l’union transformante de la troisième voie des parfaits (la Mystique) est inférieure à la Délivrance qui est le but de l’initiation (42). C’est pourquoi la finalité de la voie ésotérique est bien supérieure à celle de la voie religieuse ou exotérique, et le Paradis chrétien pour l’initié apparaît comme trop étroit, presque comme une prison (43).
« Ce point est très important et il est souvent peu connu. Pour René Guénon il n’est pas question de s’en tenir purement et simplement à la voie initiatique. Il faut en même temps pratiquer un exotérisme, ce qui se traduira... par une pratique religieuse. Guénon lui-même pratiqua dans les dernières années de sa vie la religion musulmane » (44). Il affirme en effet : « Il est admissible qu’un exotériste ignore l’ésotérisme... mais, par contre, il ne l’est pas que quiconque a des prétentions à l’ésotérisme veuille ignorer l’exotérisme, car le “plus” doit forcément comprendre le “moins” » (45). Et c’est pourquoi les guénoniens s’infiltrent même dans les milieux catholiques traditionalistes.
Concluons cet article par les mots d’Antoine de Motreff qui expliquent bien les dangers qui font que: « L’analyse que René Guénon fait de l’initiation est en partie exacte : l’initiation peut bien conférer une influence spirituelle d’origine non humaine, car elle constitue un pacte (au moins implicite) avec le démon. Cette influence s’exerce sur l’imagination... Il y a donc une sorte d’illumination démoniaque... qui peut permettre à l’initié de connaître certaines choses qu’il ne pourrait connaître naturellement. Toutefois cette connaissance aura pour effet de l’éloigner de Dieu, de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de son Église... D’un point de vue moral, une telle initiation constitue un péché mortel contre la vertu de religion » (50).
M. l'abbé Curzio Nitoglia (Cet article a été publié dans la revue Sodalitium n°47)
1) J.-A. CUTTAT, in Annuaire de l’E.P.H.E., (Vème Section: Sciences religieuses), 1958-1959, p. 68.
2) M.-F. JAMES, Esotérisme et Christianisme autour de René Guénon, Nouvelles Editions Latines, Paris 1981, p. 17. Dans le présent article je me base substantiellement sur le très bon livre de Mme James (auquel je renvoie le lecteur désireux d’approfondir le sujet) et je le complète par différentes autres études et par la lecture des principales œuvres de Guénon.
3) Le rapport qui unit Guénon à une penseuse juive que l’on essaye de présenter comme très près de la conversion au Catholicisme, Simone Weil, est symptomatique. En réalité dans sa pensée on retrouve plusieurs élé- ments de la Cabale impure et du système talmudique. «Elle n’a probablement pas connu Guénon, à qui elle ne fait jamais référence, mais certaines de ses notes, ré- flexions et méditations se rattachent singulièrement à la pensée de Guénon, et un livre comme Lettre à un religieux prouve que la jeune philosophe considérait au moins comme probables beaucoup de choses que Guénon considérait comme certaines» (P. Sérant, René Guénon. La vita e l’opera di un grande iniziato, Convivio, Firenze 1990, p. 29). Le religieux qui répondit à la lettre de S. Weil fut le Père Guérard des Lauriers o.p., qui écrivit qu’étant donné les affirmations de S. Weil on n’aurait pu lui accorder ni le Baptême ni l’absolution!
4) M.-F. JAMES, op. cit., p. 29.
5) P. CHACORNAC, La vie simple de René Guénon, éd. traditionnelles, Paris 1958, p. 24.
6) M.-F. JAMES, op. cit., pp. 44-45.
7) Ibid., p. 46.
8) Ibid., p. 100.
9) Cf. A. BAGGIO, René Guénon e il Cristianesimo, in «Nuova Realtà», 1987, p. 39.
10) N. MAURICE-DENIS BOULET, L’ésotériste René Guénon, in “La Pensée Catholique”, 77, 1962, p. 23.
11) M.-F. JAMES, Esotérisme, Occultisme, Francmaçonnerie et Christianisme aux XIXè et XXè siècles, Nouvelles Editions Latines, Paris 1981, pp. 156-157.
12) Ibid., p. 158.
13) Cf. SAUVETRE, Un bon serviteur de l’Eglise. Monseigneur Jouin, Casterman, Paris 1936.
14) Ivi.
15) E. JOUIN, Les fidèles de la Contre-Eglise: Juifs et Maçons, p. 139.
16) Jn VIII, 32.
17) A la fin du XIXème siècle, durant le pontificat de Léon XIII, un certain Léo Taxil sortit de la FrancMaçonnerie et en révéla les rites secrets et les cérémonies sataniques dans un livre qui fit beaucoup de bruit et fut souvent cité dans les milieux catholiques antimaçons. Par la suite, ou parce qu’il avait effectivement menti ou à cause des menaces reçues, Léo Taxil rétracta tout, jetant ainsi le discrédit sur les milieux catholiques qui l’avaient cru. Il faut cependant ajouter que des auteurs sérieux comme Mgr Antonino Romeo et le Professeur Giovanni Vannoni affirment que Taxil s’était réellement converti, mais qu’à cause des menaces de mort de la part des francs-maçons, il avait dû rétracter ses révélations; le cas Taxil prête encore à discussions.
18) M.-F. JAMES, Esotérisme et Christianisme, p. 127.
19) P. SÉRANT, René Guénon. La vita e le opere di un grande iniziato, Convivio, Firenze 1990, p. 14.
20) Ivi, p. 198.
21) Pour les références des articles cités cf. M.-F. James, op. cit. pp. 132-162.
22) Lettre de H. de Lubac à N. Maurice-Denis Boulet, 31 déc. 1962. Inédite.
23) N. MAURICE-DENIS, “Les Doctrines Hindoues”, La Revue universelle, 15 juillet 1921, p. 246.
24) P. SÉRANT, René Guénon. La vita e le opere di un grande iniziato, Convivio, Firenze 1990, p. 100.
25) M.-F. JAMES, op. cit., p. 277.
26) P. DI VONA, Evola Guénon De Giorgio, SeaR, Borzano (RE) 1993, p. 191.
27) Ibid., pp. 195-196.
28) M.-F. JAMES, Esotérisme et Christianisme, p. 295.
29) Ibid., p. 303.
30) L. MÉROZ, René Guénon ou la sagesse initiatique, Plon, 1962.
31) E. VATRÉ, La droite du Père. Enquête sur la Tradition catholique aujourd’hui, Guy Trédaniel, 1994.
32) Le sel de la terre, n° 13, été 1995, pp. 34-35.
33) ANTOINE DE MOTREFF, Qui a inspiré René Guénon? in Le sel de la terre, n° 13, été 1995, pp. 33-64.
34) R. GUÉNON, Aperçus sur l’initiation, Villain et Belhomme-éd. traditionnelles, Paris 1973, p. 34.
35) Ibid., p. 169.
36) A. DE MOTREFF, op. cit., p. 42.
37) R. Guénon, op. cit., p. 53.
38) Ibid., p. 41.
39) Ibid., p. 58.
40) R. Guénon, Initiation et réalisation spirituelle, Villain et Belhomme-éd. traditionnelles, Paris 1974, pp. 48-49.
41) Cf. Aperçus sur l’Initiation, pp. 27-28.
42) Cf. Initiation et réalisation spirituelle, pp. 81-82.
43) Ibid., pp. 78-79.
44) A. DE MOTREFF, op. cit., p. 48.
45) Cf. Initiation et réalisation spirituelle, p. 71.
46) A. DE MOTREFF, op. cit., pp. 55-58.
47) S. T. II-II, q. 10, a. 1, ad 3um.
48) S. T. II-II, q. 10, a. 3 in corpore. II-II q. 96, a. 1. II-II q. 97, a. 1. I q. 114. II-II q. 165 a. 1.
49) A. DE MOTREFF, op. cit., p. 61.
50) Ibid., p. 63
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