vendredi, août 18, 2006

Vous pouvez réagir à ces propos éventuellement, et nous parler un peu plus de la vie d’ermitage, cette vie plus simple que vous évoquiez, telle que vous la concevez et la vivez… Son intérêt est-il dans sa plus grande simplicité par rapport à la vie urbaine ou périurbaine d’aujourd’hui ? Et quid de tous nos contemporains qui vivent en ville (là où il y a du travail et des écoles secondaires pour leurs enfants) : peuvent-ils aussi partager ce bien-être d’une vie érémitique en aménageant leur quotidien ? Leur faut-il faire comme la famille Pagnol : quitter chaque week-end la grande ville pour aller dans les garrigues du " château de ma mère " pour y goûter et y partager une vie meilleure ?
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F. Félix :
Avant de répondre à votre question, il n’est pas inutile de rappeler un autre créneau d’insertion sociale de quelques lamas occidentaux passionnés de littérature. Je pense aux écrivains, à Matthieu RICARD et ses excellents livres, notamment ses deux volumes consacrés au moine tibétain itinérant et ermite convaincu, SHABKAR, le Saint François du Tibet.
SECHEN GOMPA, le monastère de Matthieu RICARD est situé à BODHNATH dans la banlieue de KATHMANDOU. Dans une aile du bâtiment, une petite équipe de moines, sous la houlette du talentueux français, sauvegarde les textes tibétains à l’aide de plusieurs ordinateurs. En juillet 1998, Matthieu RICARD m’avait aimablement confié un texte dzogchen pour me permettre de le photocopier à mon aise. Ce texte est un " terma " réputé, autrement dit un " texte trésor " dissimulé durant des siècles puis retrouvé par un initié prédestiné, un " tertön ". Le travail des moines copistes informatisés de SECHEN GOMPA préserve l’abondante culture tibétaine, mélange de chamanisme magique, de mazdéisme, de tao, d’hindouisme, de bouddhisme et d’autres traditions comme le manichéisme et le ch’an chinois qui survit dans les écoles Bön et Nyingma. Le bric-à-brac des croyances tibétaines continuera à inspirer des lamas essayistes et romanciers.
La réponse à votre question met en exergue une forme de contestation qui s’apparente à la désobéissance civile de H. THOREAU. Ce philosophe s’était retiré durant deux années dans une cabane, l’ermitage de WALDEN.
La conciliation d’un érémitisme du dimanche et du mode de vie imposé par l’économie " libérale ", ce terme est révélateur du cynisme de cette idéologie, me semble impossible. Le détenu d’un goulag sibérien aurait-il réintégré son enfer froid et mortifère après avoir connu le bonheur de vivre libre dans un paradis tropical ? Les sorties bucoliques dominicales, les vacances estivales et hivernales permettent de rallonger ses chaînes mais pas de les cisailler. Les esclaves des temps modernes sont dépossédés du désir de liberté. Un prêtre catholique révolutionnaire, Ivan IILICH avait, dès le début des années 1970, dénoncé les terribles conséquences du productivisme et de la consommation de masse. ILLICH utilise deux expressions lapidaires qui résument la catastrophe actuelle: " La destruction des liens sociaux " ; " la désintégration de l’homme ". L’homme désintégré est un mort vivant. Un zombie sans volonté propre ne peut s’affranchir de sa condition servile.
La scolarité des enfants des mondes concentrationnaires urbains et périurbains est loin de l’idéal de certains pédagogues sincères. Le titre du brûlot de Jean-Paul BRIGHELLI définit clairement l’école urbaine ou rurale : " La fabrique du crétin ". Dix ans avant la parution de " La fabrique du crétin ", Raoul VANEIGEM, dans son livre " Avertissement aux écoliers et lycéens ", reprochait à l’école sa fonction de dressage des futurs consommateurs. Il écrit : " Après avoir arraché l’écolier à ses pulsions de vie, le système éducatif entreprend de le gaver artificiellement afin de le mener sur le marché du travail, où il continuera à ânonner jusqu’à écoeurement le leitmotiv de ses jeunes années : que le meilleur gagne !
Gagne quoi ? Plus d’intelligence sensible, plus d’affection, plus de sérénité, plus de lucidité sur soi et sur les circonstances, plus de moyens d’agir sur sa propre existence, plus de créativité ? Non, plus d’argent et plus de pouvoir, dans un univers qui a usé l’argent et le pouvoir à force d’être usé par eux. " (" Avertissement aux écoliers et lycéen ", R. VANEIGEM, éditions Mille et une nuits, 1995.)
Je reviens à ILLICH, son texte " Une société sans école " n’est pas un plaidoyer en faveur de l’ignorance. Au contraire, il s’agit d’offrir une véritable éducation qui prépare à la vie dans la vie. Chacun aurait durant toute son existence l’occasion de s’instruire et de partager ses connaissances. (" Une société sans école " Ivan ILLICH, éditions du Seuil, 1971.)
Le candidat à la vie érémitique (" érémos " désert en grec) cherche à s’éloigner du capharnaüm urbain populeux, pollué et invivable. Indépendamment, des motivations religieuses, l’ermite est souvent un résistant non violent à la dictature marchande mondiale, grande destructrice de la nature et dévoreuse de vies. Ce totalitarisme économique a réussi le plus extraordinaire asservissement des peuples de l’histoire. L’hégémonisme des marchands est incontrôlable et insatiable. L’activisme effréné qu’il génère est responsable d’une extinction de masse des espèces vivantes. Malgré d’innombrables observations scientifiques alarmistes, les politiciens n’ont qu’un credo : la croissance par la consommation. Ce sont des irresponsables.
Pendant que la vie est en train de s’éteindre sur terre et dans les océans, les populations manipulées se passionnent pour des spectacles internationaux puérils habilement orchestrées par les médias. Des milliardaires en culottes courtes courent après un ballon et le monde entier retient son souffle, les yeux rivés sur les téléviseurs. L’ermite n’a pas de télévision.
Quand l’Abbé du monastère de MENRI me proposa l’ordination, je connaissais l’existence des contre-sociétés spirituelles asiatiques. Quelques années avant, j’avais séjourné quelques jours dans une petite communauté himalayenne d’ermites Kagyüpa, dans la magnifique région de LAHAUL. Un lama partageait son ermitage avec une jeune nonne. Ils m’avaient offert l’hospitalité. Le thé au beurre chauffait sur le poêle placé au milieu de la pièce, les tapis étaient en laine de yak. Il régnait une ambiance intemporelle dans ce petit ermitage de montagne (ci-dessus la photo de l’ermite). L’Asie donne la possibilité d’une vie érémitique au sein des contre-sociétés bouddhistes. La Thaïlande est une terre de prédilection pour les moines gyrovagues, ces infatigables pèlerins. Au 9ème siècle, le grand nombre de moines mendiants, exemptés de l’impôt et de la carrière des armes, provoqua la proscription du bouddhisme en Chine, mais les communauté autonomes de moines travailleurs furent épargnées. La vie érémitique n’est pas un refuge pour oisifs.
L’Inde traditionnelle recommande d’attendre le troisième période de la vie pour devenir ermite. Le quatrième et dernière période est celle des renonçants itinérants. L’existence d’un hindou se divise en deux parties de deux périodes chacune :
la première partie contribue à l’organisation sociale indienne : étudiant (première période) et ensuite père de famille (deuxième période) ;
la seconde partie de la vie de l’hindou est davantage consacrée à l’intériorité. Il devient ermite sédentaire et se retire dans une cabane quand son fils aîné atteint l’âge adulte (troisième période). La phase ultime, ermite gyrovague (quatrième période), est difficile mais jamais obligatoire.
Contrairement à l’hindouisme, le bouddhisme n’est pas une religion. Le Kalama sutta rejette l’autorité des textes sacrés, de la tradition, des gourous …. C’est à partir de ce constat que Stephen BATCHELOR tente de libérer le bouddhisme de ses croyances adventices. Les idées de S. BATCHELOR, ancien moine bouddhiste, sont à prendre en considération pour définir un projet d’édification du bouddhisme occidental.
" Une vision bouddhiste agnostique d’une culture de l’éveil bousculera inévitablement les nombreux rôle consacrés au bouddhisme religieux. Elle ne considérera plus que le rôle du bouddhisme est d’apporter une autorité pseudo-scientifique sur des sujets tels que la cosmologie, la biologie et la conscience, comme ce fut le cas dans les cultures asiatiques préscientifiques. Elle ne considérera pas non plus que son rôle est d’offrir des garanties réconfortantes d’une meilleure vie après la mort dès lors que l’on vit selon la représentation du monde du karma et de la renaissance. Elle mettra l’accent moins sur la doctrine pessimiste indienne de la dégénérescence du temps que sur la liberté et la responsabilité de créer sur cette terre une société plus éveillée et plus compatissante. En place et lieu d’institutions autoritaires et monolithiques, elle pourrait imaginer un réseau décentralisé de petites communautés autonomes de l’éveil. Et, à la place d’un mouvement religieux mystique, sous l’autorité de leaders autocratiques, elle prévoirait une profonde culture agnostique et séculaire fondée sur l’amitié et mue par la coopération. " (" Le bouddhisme libéré des croyances " Stephen BATCHELOR.)
Quel coup de balai ! Le karma, la réincarnation, les théories de l’Abhidhamma, les hiérarchies religieuses, S. BATCHELOR fait place nette dans l’espoir d’édifier " un réseau décentralisé de petites communautés autonomes de l’éveil ". Cette idée, magnifiquement utopique, pourrait-elle faire naître la société conviviale, joyeuse et frugale, rêvée par Ivan ILLICH ? Des phalanstères d’irréductibles bouddhistes agnostiques nargueraient la puissance de l’ordre marchand. Cet ordre, qui interdit maintenant aux jardiniers d’utiliser le purin d’ortie gratuit
http://www.kokopelli.asso.fr/actu/new_news.cgi?id_news=77 , pourrait-il tolérer les petites communautés autonomes de néo-ruraux ou d’ermites bouddhistes, apostats du consumérisme ?
En tant qu’anthropologue, percevez-vous des signes avant-coureurs qui permettraient à Stephen BATCHELOR de réaliser son utopie ? Ou bien, à l’opposé, décelez-vous les indices de la domination parfaite de l’ordre marchand selon " Le meilleur des mondes " d’Aldous HUXLEY ? Dans ce cas, le bouddhisme serait-il utilisé pour continuer l’entreprise de crétinisation qui débute à l’école ? La presse écrite, qui est sous le contrôle du pouvoir économique, est particulièrement complaisante à l’égard du vajrayana tibétain. Les aspects autoritaires de cette doctrine religieuse n’ont pas échappé au couple Trimondi et sont mis en évidence dans vos sites Internet.

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